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Promouvoir l’exigence d’une information sincère pour une démocratie basée sur la confiance

Les plateformes numériques doivent-elles être garantes du vrai et du bien ?

Laurent Cordonier

Internet est trop souvent une zone de non-droit où des propos haineux ou trompeurs peuvent être tenus sans conséquence. En faire un lieu où règnerait l’arbitraire d’une modération précautionniste exercée par les grands acteurs du web n’est probablement pas une alternative souhaitable.

Laurent Cordonier
Chercheur en sciences sociales à la Fondation Descartes

Avant le développement d’Internet, il était difficile de diffuser largement un contenu quelconque sans qu’il ne soit validé par les gatekeepers (« portiers ») de la presse traditionnelle, à savoir, les comités de rédaction décidant de publier ou non une information. Le web a changé la donne en permettant de contourner ce filtre : n’importe qui peut aujourd’hui produire un contenu et le rendre accessible au monde entier en le publiant sur un site ou un réseau social.

Cela constitue indéniablement une avancée démocratique. Il est par exemple devenu plus difficile pour un pouvoir en place d’étouffer une affaire embarrassante en exerçant des pressions sur les rédactions des grands médias. Rien ne garantit en effet qu’un journaliste ou un « lanceur d’alertes » ne fera pas fuiter l’information sur les réseaux sociaux. Revers de la médaille, Internet a aussi facilité la diffusion massive et rapide de rumeurs, de fausses informations, de manipulations informationnelles, de théories du complot et de propos haineux.

Face à cette situation, la tentation est grande d’exiger des plateformes numériques (Facebook, Twitter, YouTube, Google, etc.) qu’elles fassent le ménage sur leurs pages. Comme d’autres pays, la France exerce une pression législative croissante sur les opérateurs de ces plateformes, en les enjoignant à « lutter contre la diffusion de fausses informations susceptibles de troubler l’ordre public » 1 (loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information), voire à retirer « dans un délai maximal de 24 heures […] tout contenu comportant manifestement une incitation à la haine ou une injure discriminatoire » 2 (proposition de loi du 20 mars 2019 visant à lutter contre la haine sur internet, presque entièrement censurée par le Conseil constitutionnel).

Les États ne sont pas les seuls à faire pression sur les plateformes numériques. Dans le contexte du mouvement antiraciste né suite à la mort de George Floyd, de grandes marques telles que Coca-Cola ou Unilever ont interrompu leurs campagnes publicitaires sur Facebook, accusé de ne pas en faire assez pour lutter sur ses pages contre les propos racistes. La réaction du réseau social n’a pas tardé : Facebook a d’ores et déjà annoncé un durcissement de sa politique à l’égard des messages haineux 3 YouTube, de son côté, affirme avoir pris les devants en fermant 25 000 chaînes accusées de diffuser des discours de haine 4 dont celles d’Alain Soral et de Dieudonné M’Bala M’Bala, théoriciens du complot français 5 condamnés à plusieurs reprises pour propos antisémites 6.

S’il est difficile de ne pas se réjouir de voir les opérateurs des réseaux sociaux prendre des mesures contre des désinformations grossières et des contenus nocifs, on peut cependant se demander s’il est souhaitable qu’ils deviennent les garants du vrai et du bien sur Internet. Exiger d’eux qu’ils décident de ce qui peut être dit ou non, n’est-ce pas prendre le risque de brider la liberté d’expression sur une base arbitraire ? On peut le craindre. En effet, l’injonction faite aux plateformes numériques de lutter contre les fausses informations et les propos haineux, en attendant d’elles qu’elles déterminent seules ce qui relève de ces catégories, pourrait bien aboutir à une forme de précautionnisme numérique liberticide.

Les réseaux sociaux disposent de deux moyens pour repérer et supprimer les fake news ou les messages haineux : les signalements par les utilisateurs, évalués ensuite par des modérateurs, et les algorithmes de détection de contenus indésirables. Le problème des signalements est qu’ils sont subjectifs et pas toujours désintéressés – des communautés numériques essayent parfois de faire disparaître des publications de leurs adversaires idéologiques en demandant à leurs membres de les signaler massivement. De plus, en raison des volumes de données à traiter, l’analyse par les modérateurs des contenus signalés demeure superficielle. Si, par crainte d’éventuelles répercussions judiciaires ou économiques, les plateformes numériques se mettent à préférer en faire trop que pas assez en termes de modération, le risque est que tout contenu largement signalé soit retiré sans autre forme de procès.

Ce même précautionnisme numérique pourrait également s’appliquer aux algorithmes, dont la sensibilité serait alors augmentée pour qu’aucun message litigieux ne passe entre les mailles du filet. Cela se ferait évidemment au prix de la suppression de contenus qui n’auraient pas dû l’être. Au final, c’est la possibilité même de s’exprimer librement sur certains sujets jugés sensibles qui pourrait alors se voir entravée.

Internet est trop souvent une zone de non-droit où des propos haineux ou trompeurs peuvent être tenus sans conséquence. En faire un lieu où règnerait l’arbitraire d’une modération précautionniste exercée par les grands acteurs du web n’est probablement pas une alternative souhaitable. Il n’existe pas de solutions simples pour lutter contre la haine et la désinformation en ligne tout en préservant la liberté d’expression. Cependant, imaginer des procédures judiciaires qui permettraient de donner une réponse rapide aux incitations à la haine sur Internet et renforcer l’éducation sur les mécanismes de la désinformation sont peut-être des pistes plus prometteuses et moins liberticides que d’attendre des grandes plateformes qu’elles deviennent les juges et les gendarmes du web.

Cet article a initialement été publié dans l'Opinion du 20 août 2020, p.7.

  1. https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2018/12/22/MICX1808389L/jo/texte[]
  2. http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b1785_proposition-loi#[]
  3. https://www.leparisien.fr/economie/coca-cola-unilever-cinq-minutes-pour-comprendre-le-boycott-de-facebook-par-certaines-grandes-marques-27-06-2020-8343123.php[]
  4. https://www.liberation.fr/france/2020/07/07/apres-dieudonne-youtube-chasse-soral-et-25-000-autres-precheurs-de-haine_1793580[]
  5. https://www.conspiracywatch.info/dieudonne-mbala-mbala ; https://www.conspiracywatch.info/egalite-reconciliation[]
  6. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/27/dieudonne-condamne-a-9-000-euros-d-amende-pour-antisemitisme_6020751_3224.html ; https://www.lepoint.fr/justice/alain-soral-condamne-a-un-an-ferme-pour-ses-propos-sur-le-pantheon-02-10-2019-2339049_2386.php[]
Thématique :  Plateformes numériques  
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Format :    
Pays :  France 
/
Langue  :  Français 
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